Leçon de Ténèbres

Un à un les cierges s'éteignent. Pas à pas la nuit avance. C'est comme si elle jouait à un-deux-trois soleil : immobile quand je la regarde, elle profite que j'aie le dos tourné pour gagner du terrain.

Un, deux, trois!

En plein hiver, ce petit jeu commence tôt. Et quels que soient mes efforts pour la tenir à distance, la nuit gagne toujours. Et avec elle se déplacent les cohortes. Comme des diablotins en transparence, des fantômes grimaçants qu'on ne voit que du coin de l'œil.

Un, deux, trois!

Les pions se déploient. Les cauchemars peuvent commencer.

D'abord les cris. On les entend de loin. Les pleurs étouffés des gens qui souffrent. Des gens que j'aime, et des autres. Et mes propres échos. Les voix qui crachent les mots définitifs, y compris ceux que j'ai prononcés. Les visages qui ricanent

Un, deux, trois!

On se ramasse sur un coin du canapé et on attend. Avec les cauchemars viennent la peur, les lâchetés, le dénigrement de soi. L'auto-affliction qui se transforme peu à peu en auto-complaisance. La faiblesse. On s'y prend, à cette mélodie d'enfer. On y danse et on s'y noie.

Un, deux... trois.

La sarabande est bientôt terminée. On est prêt à s'y jeter tête baissée. De toute façon, ils sont là. Les grandes faucheuses sans visage. Et les diablotins qui jouent dans leurs capes en haillons. Et les spectres qui rampent en première ligne.

Un...
Deux...
Trois...

«Soleil» grimacent les Ténèbres. Un hoquet de terreur, et ils sont là, dans votre bouche, qui glissent dans votre œsophage comme sur un toboggan, et font des nœuds avec vos tripes. La nuit est sur vous. Les cierges sont éteints, la fumée tisse des rubans éthérés, doigts d'ectoplasme à l'odeur brûlée. La musique explose, les bouteilles valsent, on se tape la tête contre les murs ou on rit à n'en plus finir. La nuit est là.
Toute la difficulté consiste à ne pas la ramener avec vous le lendemain. A l'anéantir dans des transes décharnées, à l'aplatir sous des talons plombés. Elle reviendra. Mais il faut toujours croire qu'on maîtrise sa folie. Sinon... Sinon l'hiver s'en vient et reste, sinon le ciel déploie des linceuls teintés à l'encre grise, sinon vous finirez par parler tout seul à des cauchemars omniprésents, et vous regarderez le soleil coincé au fond d'une bouteille comme l'œuf dur du tour de magie. Allons, répétons ensemble : «Un, deux, trois... SOLEIL!»