Mauvais rêve

Il fait nuit. Le silence est parfait. Il enveloppe la maison, la campagne alentour. Son souffle fait seulement frémir les arbres, dehors. Les fenêtres sont closes, mais pas les volets, et les rayons de lune explorent le parquet. Ma couette remontée jusqu'au menton, je ne peux pas fermer les yeux. J'écoute.
J'ai dû m'endormir. Une latte du plancher a grincé et j'ai sursauté. Un fin rayon de lumière se fraie un chemin jusqu'à mon lit. Non non non. Je ferme les paupières, très fort, et je compte jusqu'à dix. J'ouvre les yeux.
La trappe bée au fond de ma chambre. Je pense à la fortune que m'a extorquée le psy pour me faire croire que j'avais l'imagination débridée. De deux choses l'une : ou il m'a menti, ou il est nul. Parce que de là sourd une lumière chaude, veinée de rouge, et que j'entends le lutin grimper à l'échelle. Je m'assois en tailleur dans mon lit, et je l'attends. « Saa-luuut! me dit-il en émergeant dans ma chambre. Ça fait longtemps, dis donc! » Il tire un coussin de sous la fenêtre et vient s'installer à côté de moi, près de la table de chevet. Je n'ose pas parler : je suis adulte maintenant, je fais confiance aux médecins, pas aux lutins. Si je lui réponds, c'est probablement que je suis folle. « Bon, annonce-t-il. Tu sais pourquoi je suis là? » Il me regarde par en-dessous, la tête légèrement penchée, comme s'il jaugeait ma capacité à le comprendre. Il a l'air un peu peiné, mais ferme. Je vais faire semblant, jusqu'au bout, de ne pas savoir de quoi il parle. Je secoue la tête, lèvres scellées. Il soupire. « L'ogre. Il est toujours là! Et tu dois récupérer la clé... » Non, non, non, fait ma tête frénétiquement. Son expression m'indique qu'il veut bien être patient, mais que je suis une grande fille, à présent. « Écoute. Que tu ais échoué il y a des années, ça peut se comprendre. Tu étais très jeune. Mais maintenant tu dois prendre tes responsabilités. Alors tu descends, tu récupères la clé – sans le réveiller, cela va sans dire – ,et tu la rapportes ici.
- Mais pourquoi?
Ma voix s'est révélée aussi plaintive que celle d'une petite fille qui ne veut pas faire ses devoirs. J'ai un peu honte, mais la peur est la plus forte.
- Parce que (il articule avec application, comme si j'étais un peu lente), sans la clé, tu ne pourras pas rentrer chez toi.
- Mais je SUIS chez moi!
- Anaïs. Je ne veux pas te manquer de respect, mais il faut que tu comprennes que, si tu ne le fais pas, nous allons tous mourir.
- Alors allez la chercher vous-mêmes, cette foutue clé!
- C'est impossible! C'est ta clé. »
Je voudrais bien lui répondre que si j'avais un jour possédé une telle clé, je ne l'aurais jamais égarée dans la maison de l'ogre, car je n'aurais jamais été assez stupide pour y entrer. Mais ce lutin est obtus, et je n'arriverai pas à me débarrasser de lui. La preuve, ça fait quinze ans qu'il m'attend. Et j'ai un peu pitié de lui, car il a bien vieilli. Je ferme les yeux, inspire une longue goulée d'air, et dit : « ok ». La seconde d'après j'ai envie de pleurer et de me rouler dans tous les sens en hurlant que je ne veux pas y aller. « Allez, fait le lutin. Lève-toi. » Le psy a dit que je devais apprendre à avoir confiance en moi. Que grâce à cela, je serai en mesure d'avancer dans la vie. Une part de moi a toujours répondu que, de toute façon, j'y avançais, dans la vie. Il suffit que le temps passe et hop, on a pris dix ans et on s'est rapproché de la fin. Mais aujourd'hui, mon seul moyen d'en sortir c'est peut-être bien de croire que si je vais chercher cette clé, cette histoire sera définitivement terminée. J'en finis avec mes démons une fois pour toute et je les enterre. Alors j'aide le lutin à pousser le lit, et je lui donne une craie pour tracer la porte. A quatre pattes sur le plancher, je lui jette un dernier coup d'œil apeuré, et je tourne la poignée. Je prends également le temps de le maudire. Je n'ai plus huit ans, et lui me dessine une porte minuscule. S'il m'avait laissée faire, je l'aurais agrandie par trois.

Je m'extirpe donc tant bien que mal de cette chatière, et me redresse enfin. L'escalier, trois marches taillées dans le grès, mène à un couloir bien éclairé, un couloir juste assez long pour m'empêcher de voir autre chose que les arcades qui décorent le côté gauche de la pièce au bout. Le lutin me fait un signe d'encouragement. J'y vais.

Au bout du couloir se trouve une pièce immense, une salle de réception taillée pour recevoir des centaines de personnes. C'était beaucoup plus petit dans mon souvenir, mais pour y accéder il fallait marcher plus longtemps. Je me demande si l'ogre n'adapte pas sa demeure à mes cauchemars. Les murs sont décorés de fresques de la couleur du sang séché. Des scènes monstrueuses dans lesquelles des enfants se font violer, torturer, manger. Une créature, plus grande qu'un homme, dotée d'ongles longs et fins comme des aiguilles, la peau flasque, occupe le premier plan à chaque fois. Entre les peintures, des tentures dégringolent comme des fontaines de sang figées.
Deux lourds rideaux noirs, à peine entrouverts, dissimulent le fond de la salle. On dirait le nœud d'un énorme paquet cadeau, paquet que je ne veux pas ouvrir, parce que la boîte est sans fond, et qu'y regarder c'est se perdre dans l'éternité. Je commence à traverser la pièce, en me retournant sans arrêt, le cœur battant à se rompre. C'est comme de nager dans une eau qu'on sait infestée de requins. Ils peuvent arriver de n'importe quel côté, et on n'a aucun moyen de se cacher. Pourtant je sais qu'il est là-bas, somnolant derrière les courtines. Je m'arrête juste devant, produisant de petits hoquets aigus, tétanisée. A travers l'interstice, mon regard glisse le long de la table de banquet, couverte de victuailles. L'odeur du poulet rôti coule dans mon nez. Je stoppe net mes investigations, parvenue au bout de la nappe. Ma main agrippe le rideau. Je le repousse juste un peu, pour me faufiler derrière. Puis je longe la table, lentement, comme si je remontais un courant, en équilibre sur un gué incertain. Je compte les plats. Mon regard bute sur sa main rose, aux doigts agités. Il grimpe le long de son bras aux chairs pendantes, parcheminées, comme s'il n'y avait plus sous la peau que quelques os cassants. Il atteint le cou, autour duquel pend la clé, puis le menton presque inexistant, barbouillés de caillots, et la bouche molle, dépourvue de dents, d'où sort une respiration sifflante. Le nez, haut placé, n'est formé que de deux narines. Au-dessus, un front lisse. C'est là que débute vraiment le cauchemar, sur cette face inachevée, ce visage de fœtus. Et moi je dois m'approcher de lui, je dois frôler sa peau, caresser ses tempes de mes poignets pour retirer la clé... Cela ne le réveillera pas, je le sais bien... Mais rien que de sentir son haleine sur mes joues me fait trembler jusqu'au plus profond de moi.

Quand j'étais petite, le lutin est venu me trouver un soir et m'a raconté que j'étais la reine d'un monde magique qui avait besoin de moi pour survivre. Aujourd'hui je pense qu'il a dit ça pour me convaincre. Mais je l'ai cru avec la naïveté des enfants pour qui tout ce que disent les autres est forcément vrai. Je suis descendue dans l'antre de l'ogre et j'ai pris la clé qu'il avait posée à côté de son assiette. Et puis je n'ai pas pu m'empêcher de goûter une pomme, et il s'est réveillé. J'ai couru, couru le long du couloir, couru pour atteindre la porte avant qu'elle ne se referme. Et j'ai oublié la clé sur la table.

Je le contourne. Le fermoir de son collier brille dans les replis de son cou. J'essaie de l'ouvrir, mais mes mains tremblent tellement que je dois m'y reprendre à trois fois. Enfin l'attache cède, et je tends les bras pour soulever la chaîne sans le toucher. Un grondement vibre dans sa gorge. Je tressaille, et la clé vient heurter ses narines. Je la remonte précipitamment, m'écarte de lui à reculons. Et puis, quand j'arrive devant le rideau, j'ai un mouvement de colère. J'en ai marre d'avoir peur, de ne rien maîtriser. Je n'en peux plus de ce fouillis de vers dans mon ventre. Alors je retourne près de la table, et je saisis un long couteau à viande. Puis, en le regardant, comme une gosse qui fait une bêtise par pure provocation, j'attrape un pomme et je mords résolument dedans.

Un gémissement, un hululement plutôt, franchit la bouche aux lèvres racornies. Et cela ne s'arrête pas. Comme s'il pleurait. Et c'est terrible, ces cris de bébé, d'animal perdu, qui enflent au rythme du staccato de ses mains, ses mains qui tâtonnent sur la table telles des araignées épileptiques. Il trouve ce qu'il cherchait et ses mouvements s'apaisent. Soigneusement, il loge ses yeux au creux de ses paumes, et les lève en éventail à hauteur de son nez. Puis il repousse maladroitement son fauteuil, et se dirige vers moi.
J'ai poussé un hurlement. La clé dans une main, le couteau dans l'autre, je commence par déraper, toujours à reculons. Le rideau se referme devant mon nez, et je me mets à courir à travers la salle. A mi-chemin, je me retourne. Il est là, tout près, dodelinant de la tête en ronronnant de plaisir. Il marche lentement mais ses jambes sont longues et grêles, il me rattrape. La gorge nouée à me faire mal, cherchant de l'air, aveuglée par la terreur, je me remets à courir. Je parviens au couloir et fonce entre les tapisseries plongées dans l'ombre. Tout au bout je vois le lutin, penché dans l'ouverture, qui m'encourage. J'arrive à l'escalier. « Tu as la clé? » me demande-t-il, tendu. Je la lui tends. « Viens! Dépêche-toi! » Je me retourne. « Non.
- Quoi? Mais viens! »
Il est là. Sa bouche ouverte déborde sur son menton, il respire fort, et de sa gorge me parviennent les reliquats d'une berceuse. Comme il s'approche encore, son souffle s'accélère, et c'est pire que sa bouche ne trahisse aucun sourire, car je sens son excitation. Ses doigts remuent autour de sa tête, impatients. Je n'ai plus le choix, et à travers la peur s'insinue une froide résolution, qui guide mon bras pendant une seconde qui me paraît une minute, jusqu'à sa bouche. La pointe du couteau bute sur son palais, avant de le perforer. Le sang se met à couler à flot sur mon avant-bras. Il hurle tellement que j'ai l'impression que le monde entier est en train de s'effondrer. Les paumes toujours collées à son visage, il tombe à genoux, et je profite de sa faiblesse pour lui crever les yeux. Cela fait un bruit mou et mouillé qui me révulse. Horrifiée, je le vois tourner ses paumes vers sa face lisse, et les agiter en tous sens, se les coller sur la peau, les décoller, les secouer, en mugissant de plus en plus fort, d'un ton de désespoir que je ne peux pas supporter. Je pousse le lutin et me faufile dans la porte, perdant un temps fou dans des gestes incontrôlés, agitée de spasme de terreur. Je me rends compte que je hurlais, quand la porte se referme et que, accroupie sous ma fenêtre, j'entends enfin le silence.

Pendant longtemps je reste recroquevillée sur moi-même, les yeux vitreux, du sang plein ma chemise de nuit. Le lutin contemple la clé, mais il n'a pas l'air heureux du tout. « Qu'as-tu fait? » me demande-t-il avec une extrême lassitude. Cela me fait sortir de ma léthargie. « Je l'ai affronté! Je l'ai affronté et je l'ai tué! J'ai été courageuse! Je... Je mérite des félicitations, des bravos, une médaille! » Il secoue tristement la tête. « Il ne fallait pas... » murmure-t-il, tout doucement. Je me calme instantanément. Un grand vide est en train de m'envahir. Tout, dans l'attitude du lutin, exprime un arrêt, une sentence définitive. Je ne sais pas ce que c'est, ni pourquoi, mais mon corps le sent déjà. Finalement, il accepte de me regarder, un bref coup d'œil, si déçu que j'ai envie de pleurer. « Nous ne t'importunerons plus, dit-il simplement.
- Qu'est-ce que ça veut dire? Explique-moi! La fin de ma phrase vibre d'un trémolo aigu.
- Tu ne peux pas découper le monde à ta convenance, énonce-t-il à voix basse. Tu ne peux pas juste décider de ce qui doit s'y trouver ou non. C'est un équilibre. C'est... comme ça.
- Mais alors, qu'est-ce qui va se passer, maintenant?
- Je ne sais pas. Nous allons disparaître, je pense.
- Comment?
- Rêves et cauchemars, ombre et lumière... Ces mots n'ont pas de sens l'un sans l'autre.
- Oh, arrête la philo! Dis-moi... ajouté-je, suppliante.
- Mais c'est vrai. Il y a un vide dans ton monde, maintenant. Une terre morte. Qu'est-ce que tu vas faire de cette part de toi? Il y a un trou. Tu as tout massacré.

« Au revoir », dit-il après un moment.
Et il se glisse dans la trappe, m'adresse un bref sourire qui n'étire pas vraiment ses lèvres, et referme la planche au-dessus de sa tête.


Je ne l'ai jamais revu. J'ai gardé la maison, arrêté de voir le psy, et noirci des milliers de pages racontant des centaines d'histoires. Mais il avait raison. Une part de moi est morte. La magie est morte.